Les loyers commerciaux : l'illusion de la suspension

Pour faire face à l’épidémie de COVID-19, le Gouvernement a décidé initialement par arrêté du 14 mars 2020, abrogé et remplacé par décret n°2020-293 du 23 mars 2020, la fermeture des lieux accueillant du public non indispensables à la vie de la nation.

Coronavirus : les baux commerciaux à l'épreuve de l'épidémie

Ainsi, l’article 8 dudit décret vise expressément :

« Les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l’article R. 123-12 du code de la construction et de l’habitation figurant ci-après ne peuvent plus accueillir du public jusqu’au 15 avril 2020 :

  • au titre de la catégorie L : Salles d’auditions, de conférences, de réunions, de spectacles ou à usage multiple sauf pour les salles d’audience des juridictions ;
  • au titre de la catégorie M : Magasins de vente et Centres commerciaux, sauf pour leurs activités de livraison et de retraits de commandes ;
  • au titre de la catégorie N : Restaurants et débits de boissons, sauf pour leurs activités de livraison et de vente à emporter, le « room service » des restaurants et bars d’hôtels et la restauration collective sous contrat ;
  • au titre de la catégorie P : Salles de danse et salles de jeux ;
  • au titre de la catégorie S : Bibliothèques, centres de documentation ;
  • au titre de la catégorie T : Salles d’expositions ;
  • au titre de la catégorie X : Etablissements sportifs couverts ;
  • au titre de la catégorie Y : Musées ;
  • au titre de la catégorie CTS : Chapiteaux, tentes et structures ;
  • au titre de la catégorie PA : Etablissements de plein air ;
  • au titre de la catégorie R : Etablissements d’éveil, d’enseignement, de formation, centres de vacances, centres de loisirs sans hébergement, sauf ceux relevant des articles 9 et 10. »

Pour aider les entreprises à faire face à cette cessation soudaine d’activité, le gouvernement a rapidement annoncé des mesures d’aménagement temporaire du droit, parmi lesquelles « la suspension des loyers » annoncée le 16 mars 2020 par le Président de la République.

Cette annonce a immédiatement suscité grand nombre d’interrogations légitimes sur les modalités de mise en oeuvre d’une telle mesure.

Quinze jours après l’effet d’annonce, peut-on réellement suspendre le paiement de son loyer ?

La loi urgence du 23 mars 2020 a autorisé le gouvernement à prendre par ordonnances toutes mesures destinées à faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du virus.

S’agissant des loyers, l’article 11, g) de ladite loi autorisait le gouvernement a prendre des mesures « permettant de reporter intégralement ou d'étaler le paiement des loyers, des factures d'eau, de gaz et d'électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux et de renoncer aux pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d'être appliquées en cas de non-paiement de ces factures, au bénéfice des microentreprises, au sens du décret n° 2008-1354 du 18 décembre 2008 relatif aux critères permettant de déterminer la catégorie d'appartenance d'une entreprise pour les besoins de l'analyse statistique et économique, dont l'activité est affectée par la propagation de l'épidémie »

D’ores et déjà la loi urgence ne faisait plus référence à la suspension des loyers, mais au report ou à l’étalement du paiement de ceux-ci.

Plus encore, elle restreignait les bénéficiaires de cette mesure aux seules micro-entreprises au sens du décret n°2008-1354 du 18 décembre 2008, c’est à dire les entreprises occupant moins de 10 personnes et dont le chiffre d’affaires annuel ou le total de bilan n’excède pas 2 millions d’euros.

Puis l’ordonnance n°2020-316 du 25 mars 2020 dans ses articles 1 et 4 stoppait définitivement l’illusion d’une suspension de paiement des loyers pour les entreprises concernées par la fermeture.

Limitant tant l’effet d’annonce que l’effet d’aubaine qu’aurait pu susciter une telle mesure, le gouvernement renonçait à la suspension et à sa généralisation.

⇒ NON, le preneur à bail ne peut pas suspendre le paiement de son loyer. 

Existe-t-il finalement une mesure aménagement le paiement des loyers commerciaux ?

L’article 4 de l’ordonnance susvisée permet :

« Les personnes mentionnées à l'article 1er ne peuvent encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages-intérêts, d'astreinte, d'exécution de clause résolutoire, de clause pénale ou de toute clause prévoyant une déchéance, ou d'activation des garanties ou cautions, en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents à leurs locaux professionnels et commerciaux, nonobstant toute stipulation contractuelle et les dispositions des articles L. 622-14 et L. 641-12 du code de commerce. 

Les dispositions ci-dessus s'appliquent aux loyers et charges locatives dont l'échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l'expiration d'un délai de deux mois après la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire déclaré par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 précitée. »

Le gouvernement renonçait ainsi tant à la suspension qu’au report et à l’étalement du paiement des loyers pour privilégier une mesure de neutralisation des sanctions pour non-paiement des loyers et charges échus entre le 12 mars 2020 et un délai de deux mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire.

⇒ Aucune mesure d’aménagement du paiement des loyers commerciaux n’a été prise.

⇒ Seule une mesure de neutralisation des sanctions pour non-paiement pendant la crise sanitaire et jusqu’à deux mois après la cessation de l’état d’urgence a été mise en place.

⇒ Pour autant, les loyers et charges restent dus pendant la période, et demeurent exigibles aux dates contractuellement convenues. Les bailleurs peuvent toujours engager une action en justice pour obtenir le paiement des loyers.

La mesure de neutralisation des sanctions bénéficient-elles à tous les preneurs à bail ?

L’article 1 de l’ordonnance susvisée permet de répondre par la négative à cette problématique :

« Peuvent bénéficier des dispositions des articles 2 à 4 les personnes physiques et morales de droit privé exerçant une activité économique qui sont susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité mentionné à l'article 1er de l'ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 susvisée.

Celles qui poursuivent leur activité dans le cadre d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire peuvent également bénéficier de ces dispositions au vu de la communication d'une attestation de l'un des mandataires de justice désignés par le jugement qui a ouvert cette procédure.

Les critères d'éligibilité aux dispositions mentionnées ci-dessus sont précisés par décret, lequel détermine notamment les seuils d'effectifs et de chiffre d'affaires des personnes concernées ainsi que le seuil de perte de chiffre d'affaires constatée du fait de la crise sanitaire. »

Ainsi, en l’état actuel des ordonnances et décret parus, peuvent bénéficier de la mesure de neutralisation des sanctions pour non paiement des loyers :

- les personnes physiques et morales de droit privé exerçant une action économique qui sont susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité de l’article 1er de l’ordonnance n°2020-317 du 25 mars 2020.

Pour bénéficier dudit fonds, il faut :

  • être une très petite entreprise, un indépendant, une micro-entreprise ou une profession libérale
  • avoir un chiffre d’affaires inférieur à un million d’euros et un bénéfice annuel imposable inférieur à 60.000€
  • avoir fait l’objet d’une fermeture administrative ou avoir une perte de 70% du chiffre d’affaires en mars 2020 par rapport à mars 2019.

- les personnes physiques ou morales poursuivant leur activité dans le cadre d’une procédure collective (sauvegarde, redressement, liquidation judiciaire).

⇒ Non, aucune généralisation de la mesure de neutralisation des sanctions n’est prévue par les textes.

⇒ Si les critères de l’article 1er de l’ordonnance susvisée ne sont pas remplis, aucune neutralisation des sanctions pour non paiement des loyers n’est prévue pendant la période de crise sanitaire. (et notamment pour les PME)

Les preneurs à bail demeurent alors soumis aux sanctions prévues par le bail et les textes légaux en cas de manquement à cette obligation de paiement (intérêts de retard, dommages et intérêts, clause résolutoire,...)

***

Ainsi, contrairement aux effets d’annonce, les preneurs à bail demeurent redevables des loyers et charges dus à échéance pendant la crise sanitaire.

Aucun aménagement temporaire telle que suspension, report ou échelonnement du paiement des loyers n’a été mis en place.

Seule une neutralisation des sanctions (intérêts de retard, clause résolutoire, ...) limitée à certaines personnes physiques et morales listées ci-dessus a été prévue.

Pour les entreprises non visées par la mesure, il convient de faire application du droit des contrats.

Le droit des contrats permet-il aux preneurs à bail non bénéficiaires des mesures gouvernementales de pallier à l’impossibilité de paiement des loyers?

Si aucune clause du bail n’exclut ou ne restreint l’application de la force majeure, il peut alors être fait usage des dispositions de l’article 1218 alinéa 1 du Code civil :

« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur. 

Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1. »

L’évènement doit donc être imprévisible, irrésistible et échapper au contrôle du débiteur.

  • Imprévisibilité : cette condition s’apprécie à la date de conclusion du contrat. Ainsi, la question de la date à laquelle l’épidémie peut être regarder comme un évènement imprévisible se pose, et peut donc être l’objet de débats pour les baux signés à compter de décembre- janvier 2020.
  • Extériorité : cette condition ne pose pas de difficulté, puisque l’épidémie échappe au contrôle du preneur à bail.
  • Irrésistibilité : cette condition est susceptible de poser des problématiques en fonction des différentes situations. En effet, l’évènement doit être insurmontable pour le preneur à bail, c’est à dire que l’impossibilité d’exécuter son obligation (à savoir le paiement des loyers) ne peut être évitée par des mesures appropriées. Le preneur à bail doit rapporter la preuve de l’impossibilité de payer son loyer et non des simples difficultés économiques rencontrées durant la période de crise.

Lorsque ces critères sont remplis, le preneur à bail pourra donc reporter le paiement de son loyer pendant la période de crise, sans qu’aucune conséquence attachée à l’absence d’exécution de son obligation ne puisse être mise en oeuvre par le bailleur.

Ainsi, les effets sont en réalité identiques à ceux mis en place par le gouvernement avec la mesure de neutralisation des sanctions visée ci-dessus. La différence réside donc dans la démonstration des critères de la force majeure, en effet pour les bénéficiaires de la mesure gouvernementale la neutralisation des sanctions est automatique, pour les autres il faudra d’abord démontrer de l’impossibilité d’exécuter l’obligation de paiement afin d’éviter les conséquences du manquement.

⇒ Oui, la théorie de la force majeure peut permettre, sous réserve d’en remplir les critères, aux entreprises non concernées par les mesures gouvernementales de bénéficier d’un report du paiement des loyers sans sanction.

Note rédigée par Maître Justine LAUGIER.

Maître Justine LAUGIER et Maître Frédéric POURRIERE vous accompagnent pour toutes problématiques liées à l’exécution de votre bail commercial.

Pour les contacter :

Justine LAUGIER       Frédéric POURRIERE
justine.laugier@cabinet-pezet.eu frederic.pourriere@cabinet-pezet.eu

 

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